Un autre point de vue sur l'art celte (pour compléter l'article de Merlin)
Triskèles, entrelacs, spirales, arbres de vie… autant de motifs familiers pour tous ceux qui s’intéressent à l’univers des formes celtiques et bretonnes. Tout au long de l’histoire, on retrouve cet art celte au travers de ces formes maintenant utilisées à foison sur les pochettes de disques, logos de cercles celtiques et objets touristiques les plus divers…
Mais ces formes courbes, végétales et ces entrelacs parfois très complexes sont-ils l'apanage du seul art celte? La question induit déjà la négative. Les entrelacs, par exemple, s'étirent déjà sur des frises de l'Egypte antique que les artistes coptes et byzantins s'approprieront quelques millénaires plus tard. L'arbre de vie parcourt de même les siècles, depuis les parements de murs babyloniens, jusqu'à l'une des premières grandes mosquées du monde musulman, la mosquée de Damas. Quant à la spirale, elle accompagnait déjà les premières traces de l'artisanat du néolithique. Des céramiques trouvées à travers le monde montrent la prédominance de ce motif sur les premières créations artisanales. Plus proche de nous, du moins géographiquement, ce sont les vestiges mégalithiques de la frange atlantique, telles les allées couvertes de Gavrinis dans le Morbihan, ou de Newgrange en Irlande, qui porteront ces premières formes spiralées. Des formes reprises par les artisans de l'âge du bronze, sur des armures, des bijoux, etc.
Ce qui fait la spécificité de l'art celte, c'est la virtuosité avec laquelle les artistes et artisans celtes ont associé ces motifs, allant jusqu'à recouvrir toute la surface d’un casque, d’une broche, d’une page de livre manuscrit d’une façon obsessionnelle et pourtant si structurée. Ainsi depuis ces premiers balbutiements, aux environs des VIIe-IXe siècles avant J.-C., jusqu’aux invasions vikings autour de l’an 1000, les artistes celtes ont creusé jusqu’au plus profond les multiples possibilités de ces motifs, à la fois symboliques et décoratifs. Cet art répond à une logique, à des canons qui lui sont propres, à une esthétique élaborée au fil des siècles.
L’art celte apparaît au VIIIème siècle avant J.-C., en Europe centrale (sud de l’Allemagne, Autriche, est de la France…) avec ce que l’on appelle le style de Halstatt. C’est la période des débuts de l’âge du fer en Europe, un nouveau matériau avec lequel les artisans fabriqueront des figurines animalières, vaches et taureaux, oiseaux, ainsi que chaudrons et sceaux à vin aux motifs de rouelles et de héros stylisés. Parmi ces pièces, issues de mobiliers funéraires, se distinguent des chars somptueux, et les premiers torques, gros anneaux de cou qui perdureront tout au long de l’histoire de l’art celte. L’influence esthétique des cultures méditerranéennes se fait encore sentir.
A partir du Vème siècle avant J.-C., les celtes émigrent vers l’ouest jusqu’à l’Espagne, et vers l’est jusqu’en Turquie. Cette période, dite de la Tène, est une période d’affirmation de l’art celte par rapport aux modèles méditerranéens, et l’on voit surgir les premiers triskèles, les entrelacs et de nouvelles frises végétales plus libres. Dans la représentation du monde, il produit des formes de plus en plus abstraites, certainement symboliques. Cette période prendra fin avec l’invasion romaine sur le territoire celte (vers 50 avant J.-C.)
L’art gallo-romain tentera la difficile union de cet art celte de l’imaginaire avec un retour des figurations propres au modèle classique. L’art celte se maintient pourtant par delà la Manche. L’Irlande (jamais conquise par Rome) et l’actuelle Grande-Bretagne (conquise tardivement et évacuée assez tôt) deviennent les conservatoires des anciennes formes celtiques élaborées depuis cinq siècles sur le continent. Les objets d’art celte atteignent alors au plus grand raffinement.
Après le Vème siècle, cet art celte insulaire persiste pour l’essentiel en Irlande. Il est utilisé pour glorifier Dieu: c’est l’époque des grands livres enluminés, dont le plus célèbre, le livre de Kells, est considéré comme un des fleurons de l’art médiéval irlandais et même européen. Dans le sillage des missionnaires irlandais, l’influence de cette école irlandaise portera ses fruits à travers l’Europe jusqu’en Suisse et en Italie du nord. Les invasions vikings mettront un terme à cette page de l’histoire de l’art.
Cette esthétique celtique s’est évanouie dans le temps, même si l’on en retrouve ça et là quelques traces, comme ces patrons d’entrelacs destinés aux artisans de la Renaissance et dessinés par Léonard de Vinci ou Albrecht Dürer…
Il apparaît que ce sont les arts populaires qui auraient le mieux conservé à travers le temps le répertoire des formes les plus simples telles que la spirale et le triskèle, la chaînette et les entrelacs. Irlande, pays de Galles, Ecosse, Cornouailles, autant de régions et de pays que les folkloristes ont sondés pour déceler une particularité atlantique dans la broderie, l’ébénisterie, la céramique. En France, c’est la Bretagne qui a hérité ce goût pour les formes celtiques.
Doit-on alors reconnaître dans le mobilier traditionnel breton, avec ses roues, ses soleils et ses fleurs quadrilobées, une survivance d’un mobilier celtique disparu? Quant aux motifs des célèbres broderies bigoudènes, faut-il y voir une autre résurgence d'un art textile millénaire? En fait, aucune trace des plus anciennes créations artisanales, aucune trace écrite ou historique pour répondre à ces questions, seulement des suppositions, des similitudes... les plus inspirés croiront à cet héritage, d'autres y verront une expression universelle.
Les artistes du mouvement Seiz Breur, mouvement artistique des années 30 visant à « moderniser » la création artisanale bretonne, ne répondront pas non plus à ces interrogations. Cependant, leur travail permettra la synthèse des motifs antiques gaulois, des motifs médiévaux irlandais et des motifs folkloriques bretons avec la géométrie de l'Art déco. Ces travaux, bien que prometteurs, resteront anecdotiques, faute de moyens et peut-être d'intérêts à l'époque, mais garderont une certaine influence dans les créations à venir. En effet, l'artisanat d'après-guerre, dans une société avide de consommation et donc de productions de masse, tirera une certaine inspiration, en tout cas en Bretagne, dans les travaux des Seiz Breur : buffets, chaises, faïences aux motifs géométriques bretonnants, plus ou moins galvaudés, peuplent à présent les étals des brocanteurs, ou les inventaires de ventes aux enchères...
A partir des années 70, l'art celte prend un essor considérable, notamment au travers de la musique et de la danse, la joaillerie, l'illustration... en fait, plus généralement, tout un artisanat se réapproprie les motifs du passé pour répondre à cet engouement pour les cultures vernaculaires redécouvertes, sur fond de mondialisation décriée.
(Pour cet article, je me suis trés largement inspirée de l'introduction écrite par David Balade pour son livre "Motifs celtiques à connaître et à créer", paru aux Editions Ouest-France)