La bête de Beré
Elle prend parfois l'apparence d'un chien aux longs poils gris ou noirs, ou celle d'un porc vautré au creux d'un fossé et grognant à votre approche.
D'autres fois elle semble un chat jucqué sur les héris à pourceaux, ou un poulain au galop inégal, ou une bique qui dévale un talus, les tétines trainant par terre.
Marie Glédel, après son Credo, vous en parlera "je la vis qui s'apparut à moi, comme je sortais. Elle était grosse, grosse et toute noire. Elle se mit à me suivre et à courir après moi, que j'arrivis toute essoufflée chez le gars Jean qui vint me reconduire : pourquoi je lui donnis un de mes bonbons, tant j'avais peur !". Il faut la croire, Marie Gledel. Ce n'est pas une fanatique ni une visionnaire.
Et puis Marie Guérin, de la Mercerie, la vit aussi un soir. "La bête parlait et menaçait. Ce jour-là elle était blanche, bien longue et grande comme un gros chien".
Une autre fois, c'est Yvon Gérard, un fort gaillard de la Bricaudière, qui l'a rencontré, à l'autre bout du pont rustique sur la Chère, à hauteur du Moulin Neuf : un gros mouton gris semblait disposer à lui barrer le passage. L'homme et la Bête luttèrent longtemps, au corps à corps, jusqu'à ce qu'ils arrivent à une sorte d'échalier contre lequel la Bête acculée ne pouvait se mouvoir. "Tu m'as vaincue aujourd'hui. Lâche-moi donc. Mais que je ne te trouve pas une autre fois sur mon passage, et garde toi de sortir après le soleil couché" lui dit-elle avant de disparaître. Quelques temps après le téméraire Yvon en mourut, de fatigue et de terreur, plus que de maladie.
La Bête de Béré se promène souvent dans les carrois des cantons. Et qu'importe si ces carrefours s'appellent "Allée des Soupirs", "Rond des Dames" ou "Avenue de la Comtesse" : la Bête de Béré ne respecte rien. On la trouve même blottie au pied des croix, attendant ceux qui, enhardis par les fumées du cidre, la cherchent pour se mesurer avec elle.
Noël Biton, le bûcheron de la Forêt Pavée, un charbonnier d'une force et d'une taille peu ordinaire, en perdit la voie et rentra chez lui ruisselant de sueur et les membres brisés. Huit jours après il était mort.
Peu d'hommes ont réussi à lui échapper quand elle voulait les noyer dans le ruisseau de la Galissonnière, ou dans l'étang de la Courbetière, ou dans une simple mare.
Une fois, il y a fort longtemps, les hommes de la Brichetière, de Montbaron et du Petit Chêne en Issé se réunirent un soir, armés de fourches, de faulx et de hansards. Avec des scapulaires au cou, des chapelets dans les poches et du romarin béni à leur chapeau, ils allaient chasser cette bête fantastique, qui tous les soirs poussait des cris et des hurlements et passait son museau par-dessus le husset pour voir dans les maisons. Ils étaient une douzaine, réconfortés par quelques gouttes d'eau de vie de cidre : ils ont couru toute la nuit, d'un bout de la commune à l'autre, des cris épouvantables venaient de tous côtés à la fois. La Bête était ici, et là-bas en même temps, les menant à travers haies, fossés et échaliers, du Petit Chêne aux Rottes-Besniers, des Voyettes-Pineau au pré du Quenard, du moulin de Montbaron ou l'Hôtel Joublin, et toujours ainsi. Du côté de la Quoue-de-l'eau et de la Fontaine-à-Madame, les chasseurs attendaient immobiles, les mains crispées sur le manche de leurs fourches, les yeux dans toutes les directions, quand un hurlement formidable, épouvantable, qui emplit toute la calotte du ciel, partit de dessous leurs pieds. Terrorisés les paysans s'enfuirent.
Il faut tout de même dire que, parfois, la Bête de Béré se montrait conciliante. Elle ne fit qu'accompagner Pierre Roul, de la Guimorais en Meilleraye. Pendant un an, elle fit tous les voyages de Châteaubriant à Nantes dans l'un des paniers de la charrette de Julien Salmon.
De tous ceux qui s'affrontèrent à la Bête, le plus célèbre est le gars Renaud Houlard de la Palissonnière. La Bête le terrassa si rudement qu'il chut sur le sol et déchira au genou son pantalon. Mais contrairement aux autres, il vécut longtemps après et conserva comme une relique le pantalon qu'il portait ce soir-là.
Adoncques maintenant, si vous passez le soir par quelques chemins creux, qu'il fasse nuit ou pleine lune, ne vous achoppez point trop si vous trouvez la Bête à carbi-carbaud sur un pont ou un palis, car tous ceux qui ont lutté contre elle s'en sont trouvés vaincus, meurtris, navrés.